Alors que l'écosystème digital (media, annonceurs, agences...) se prépare fébrilement à la mise en place en 2018 de la GDPR, il peut être intéressant de prendre un peu de recul et de se poser la question de la "privacy" à l'heure des réseaux sociaux, de l'IoT et des big data.
En effet la révolution numérique nous invite à repenser, en deçà du concept juridique de « vie privée », la notion subjective de l’intimité. Qu’est-ce que l’intimité dans la société digitale ? Que recouvre-t-elle ? Quelles sont ses modalités d’existence, protection et d’expression ?
L’intimité désigne la partie de soi que l'on estime devoir être privée, n'appartenir qu'à soi et n'être connue par personne d'autres en dehors de ceux que l'on aura bien voulu mettre dans la confidence et avec lesquels on partage cette intimité. Événements personnels, caractéristiques médicales, convictions politiques ou religieuses, pratiques sexuelles, goûts, attirances, défiances, aspirations, sentiments... L'intimité recouvre un ensemble d'informations, de croyances, de désirs et d'affects qui constituent en partie notre personnalité et notre vécu intérieur. Comme on le montrera, l'intimité connaît aujourd'hui une révolution grâce ou à cause de l'émergence d'une société hyper-connectée.
Plus qu'une notion historique, l'intimité est un vécu lié à une époque et à une culture données. Ce qui est intime dans telle région du globe et à telle époque ne l'est pas forcément ailleurs. La notion classique d'intimité, et plus précisément de « vie privée » par opposition à la « vie publique », est apparue au cours du XVII siècle au moment même où émergeait la pudeur mais aussi le concept de propriété privée.
Ce n'est pas le lieu ici de revenir sur cette histoire. Il est juste essentiel de rappeler :
- que l'intimité est une construction sociale et culturelle et qu'en tant que telle, elle est l'objet d'évolutions constantes.
- Que l'intimité ne saurait se réduire à la notion juridique de «vie privée». L'intimité est en deçà de la «vie privée». Philosophiquement, elle en constitue la condition de possibilité phénoménologique : sans ce qui constitue comme la vie intérieur de l'individu, et ceci quel que soit le «périmètre» ou «l'extension» de cette intériorité, pas de définition juridique possible de la «vie privée».
- Que l'intimité peut au sein d'une même culture, voire d'une même personne, être vécue de manière différente en fonction du contexte dans lequel elle est placée : ce qui est intime pour un individu dans un contexte donné (sa famille par exemple) ne l'est pas dans un autre (son groupe d'amis). De même, le «périmètre» ou «l'extension» de l'intimité peut évoluer avec l'âge ou les expériences personnelles.
On le voit, l'intimité ne va pas de soi. Ce qui importe en définitive, c'est autant le contenu, c'est-à-dire les items que l'on inclue ou non dans ce que l'on considère comme intime, que le contenant, la forme, c'est-à-dire l'enveloppe virtuelle qui sépare son intériorité de son extériorité forcément publique, déclarée, affichée voire revendiquée. Cette enveloppe peut elle-même être plus ou moins diaphane, souple et/ou extensible en fonction aussi bien du contexte historico-culturel que personnel et situationnel.
La problématique de l'intimité au croisement de deux logiques symétriques complémentaires.
Il est intéressant de constater que, relativement à l’intimité, deux logiques symétriques ont émergé avec l’avènement de la société digitale :
D'un côté, les institutions et le monde marchand accumulent au travers des dispositifs digitaux de plus en plus d'informations sur les citoyens, les usagers, les clients et les consommateurs. Les comportements sont traqués et historisés au sein de bases de données de plus en plus puissantes. Les technologies liées à la big data accélèrent ce phénomène en rendant possible le traitement en temps réel de données de plus en plus variées et volumineuses.
De l'autre côté, les internautes, surtout les plus jeunes, se livrent sans contraintes sur les medias sociaux. Ils s'y exposent dans une nudité inédite, ouverte à tous les regards, sans commune mesure avec tous ce que l'on pouvait avoir auparavant. Le « journal intime » est devenu « public ». Un beau paradoxe ! Il est même ouvert, participatif voire mesurable (nombre d’amis, de « like »…). Il contribue de fait à la représentation voire à construction sociale de l’individu au sein de son groupe ou de sa communauté.
D'un côté, les institutions et notamment les marques veulent aller de plus en plus loin dans l'intimité de leurs consommateurs afin de les connaître davantage, de toujours mieux répondre à leurs attentes, de personnaliser leur approche servicielle et de vendre plus de produits.
De l'autre, les internautes semblent ne plus considérer comme intime et/ou privé un nombre considérable d'informations les concernant. Les frontières entre le « public » et le « privé » deviennent floues.
Ces deux phénomènes sont comme les deux faces d'une même pièce. Ils ne sont pas directement liés, mais ils sont fondamentalement interconnectés au sein d'un même paradigme qui semble se dessiner sur la toile de fond du nouveau monde digital.
Il faut émettre néanmoins quelques réserves dans l’analyse de ces deux phénomènes :
- Les « institutions » telles que l’état ou les administrations n’ont pas attendu l’arrivée du digital pour « espionner » et « ficher » les citoyens et les administrés. Des auteurs comme Michel Foucault ont d’ailleurs montré combien « savoir » et « pouvoir » sont intimement liés notamment depuis l’émergence des sciences humaines dont l’objectif est tout autant de « discipliner » l’homme que de le connaître. Le concept du panoptique résume très bien l’idée d’une institution qui veut tout voir sans être vue.
- Le monde marchand est loin d'être aussi intrusif qu'on le croit et il serait d'ailleurs intéressant d'analyser les mythes de type «big brother marchand» qu'il génère. Les marques, les enseignes de grandes distributions et aujourd’hui les services online ont certes accumulé un nombre considérable de données. Mais l’exploitation qu’elles en font est très éloignée des fantasmes que la presse ou le grand public peut en avoir.
- Dans la continuité de la référence à Foucault, ce n’est désormais pas tant un supposé pouvoir central qui observe, surveille et fiche que chacun d’entre nous qui « googelisons » de plus en plus nos « amis », relations, employés ou employeurs. Avec l’avènement de la société digitale, nous sommes passés d’un modèle verticale et pyramidal à un système horizontal et distribué. Tout le monde contrôle un peu tout le monde….
- Enfin, comme l’a très bien montré Danah Boyd, les internautes ne souhaitent pas forcément que les informations qu'ils livrent sur les réseaux sociaux soient exploitées à des fins commerciales. Ils apprennent de plus en plus à piloter la visibilité de ce qu'ils exposent. Leur « extimité » est un masque social soigneusement travaillé et ils maîtrisent de plus en plus cette extimité notamment aux travers de filtres, d'accès protégés, voire d’avatars anonymisés ou de masques sociaux. Nous reviendrons sur ce point essentiel plus loin.
Néanmoins, on voit bien se dessiner un modèle d'organisation sociétale dans lequel le digital prend une place considérable et au milieu duquel la notion d'intimité est un pivot fondamental. Du coup, il me semble pertinent de considérer l'intimité à la frontière de ce qu'en veulent les principales plateformes digitales et de ce qu'en livrent les internautes. Pourquoi ?
1/ Parce que la société digitale est essentiellement organisée autour de plateformes privées qui la rendent possible tout en orientant de manière claire les usages à des fins marketing et commerciales.
2/ Parce que les internautes usagers de ces plateformes sont à la fois incités à se livrer, à fournir de la donnée (photo, video, texte, geolocalisation, avis…) et se complaisent dans cette exposition et dans cette étalage ostentatoire.
La digitalisation de la société fait émerger un nouveau paradigme dans lequel l’intimité voit sa nature, sa valeur, son rôle et son statut révolutionné.
L’intimité est devenue une marchandise.
Le business model des media sociaux est basé sur leur capacité à exploiter commercialement les données personnelles collectées sur leurs plateformes. En effet, la majeure partie des media sociaux tels que Facebook, Instagram ou Twitter ne trouveront leur pérennité qu'à condition non seulement de satisfaire leurs utilisateurs mais également d'avoir une source de rémunération assurant la rentabilité du dispositif. Hors, à moins de mettre en place un système d'abonnement payant, ce que refuse aujourd'hui la majeure partie de ces plateformes et leurs usagers, seule une rémunération de type publicitaire peut fournir aux sociétés qui gèrent ces services digitaux une rentabilité suffisante à leur survie.
On comprend alors pourquoi marketing et modèle économique sont intimement liés et conditionnent de fait non seulement l'existence mais l'organisation même des plateformes digitales, voire d’une partie non négligeable d’Internet. On comprend enfin et surtout pourquoi il est essentiel pour ces plateformes de bien connaître leurs utilisateurs, de faire en sorte que leurs utilisateurs « se livrent », de pouvoir les «profiler», afin de mieux valoriser les espaces publicitaires en vendant aux marques des instruments de connaissance consommateur et de conquête clients ciblés et efficaces. L’objectif des media classiques est de faire en sorte que le consommateur y passe un maximum de temps et visualise un maximum de contenu. Dans les media sociaux, à cet objectif de type « cerveau disponible » s’ajoute celui d’obtenir un maximum de données permettant de qualifier leurs utilisateurs. C’est l’ère du « cerveau disponible, profilé et engagé » !
Vers la disparition et/ou la sanctuarisation de l’intimité ?
L’inéluctable marchandisation de l’intimité produit deux phénomènes.
Le premier est que l’extémité prend progressivement le pas sur l’intimité. L’intimité telle que nous la concevons aujourd’hui peut très bien disparaître dans un océan de bruit multi-digital. L’évolution libérale des mœurs, en occident dans un premier temps, rendra peut-être inutile la « part nécessaire » de l’intimité. Une part importante de ce qui constitue encore aujourd’hui l’intimité va peut-être basculer dans une certaine forme d’extémité plus ou moins maitrisée. Le risque, c’est une forme de dictature de la transparence qui transformerait radicalement la société en imposant de fait la publicité de soi et en rendant la volonté d’intimité suspecte. Les paroles d’Eric Schmidt en 2009, PDG de Google à l’époque, sont éloquentes et résument très bien cette vision : «si vous faites quelque chose et que vous voulez que personne ne le sache, peut-être devriez-vous déjà commencer par ne pas le faire».
Parallèlement à cette tendance, nous assistons à la sécurisation des échanges et à l’anonymisation des identités. De nouvelles plateformes logicielles aident les internautes à se protéger et à empêcher le traking de leur comportement. C’est désormais un combat scociétal porté par des groupes type Anonymous ou des personnalités telles que Julien Assange. Des entreprises comme Microsoft ou Firefox facilitent plus ou moins bien la tâche en donnant aux internautes les moyens de mieux se protéger et en communicant sur ce sujet. Les legislations (GDPR et autres) se durcissent pour mieux protéger les usagers/consommateurs. Bref, le marché est en train de se réguler et de définir des normes qui fixeront non pas les nouvelles frontières de l’intimité mais les règles et les dispositifs à mettre en place pour permettre aux internautes de mieux maîtriser leur « extimité » et donc leur intimité. L’aboutissement de cette tendance sera peut-être l’arrivée prochaine de plateformes VRM qui permettront aux citoyens/consommateurs à la fois de se protéger, de se ré-appropier leurs données personnelles et de mieux gérer leurs relations avec les institutions et les marques.
D’un côté, l’intimité disparaît et devient même presque douteuse. De l’autre, elle est un sanctuaire hyper sécurisé, protégé par une multitude de lois et défendue par les prestations logicielles de sociétés bienveillantes… Quel cauchemar vous convient le mieux ?
Vers une intimité virtuelle ?
A côté de cette vision bipolaire et caricaturale du futur de l’intimité, il y a peut-être une troisième voie possible. Elle nécessite d’appréhender l’intimité au travers des nouvelles modalités « d’être avec l’autre ». Car l’intimité n’existe que dans le rapport de mon intériorité face et/ou avec autrui, que cet autre soit un parent, un ami, un collègue, un étranger, une marque, une entreprise ou l’Etat.
Or le digital révolutionne le rapport à l’autre. Et c’est parce qu’il transforme ce rapport qu’il faut reconsidérer l’intimité sur d’autres bases.
Si l’on examine de près les usagers du net, nous voyons combien les nouvelles technologies changent en profondeur leur rapport aux autres notamment en leur donnant les moyens de mieux « gérer » la relation avec eux et de « dialoguer » tout en conservant une certaine distance avec eux. La psychologue américaine Sherry Turkle, spécialiste des nouvelles technologies, a mis en évidence dans « Alone together » cette transformation radicale générée notamment par l’utilisation des réseaux sociaux et du chat sur le mobile. Pour elle, la communication digitale permet aux individus de contrôler leur rapport aux autres notamment via le fait qu’elle instaure un dialogue qui n’est pas en temps réel mais désynchronisé. Cela permet de corriger et/ou de modifier un message, d’effacer une erreur ou une maladresse, de mettre en avant tel ou tel trait de sa personnalité, bref, de contrôler non seulement son image mais sa relation à l’autre. La relation à l’autre ne semble plus linéaire et irréversible, mais contrôlable et manipulable comme un jeu vidéo !
Il ne s’agit pas d’avoir ici un jugement moral ou psychologisant, mais bien de regarder les faits et la manière dont l’utilisation des dispositifs digitaux ont fait évoluer les comportements et la manière d’être au monde. Les centaines d’adolescents interrogés par Sherry Turkle n’ont pas la même vision de « la relation à l’autre » que leurs ainés et ne partagent donc pas non plus les mêmes peurs et les mêmes attentes quant à l’intimité.
Pour Sherry Turkle, c’est même l’intimité qui leur fait peur ! Le fait d’être seul leur est insupportable et c’est la raison pour laquelle ils passent leur temps à rester connecté : ils ont peur de l’intimité avec eux-mêmes. Ils craignent également une trop grande intimité avec autrui. La proximité, l’échange et le partage trop rapprochés est mal vécu car incontrôlable. C’est pourquoi ils préfèrent « dialoguer » via le chat, WhatsApp, Facebook ou Twitter dans un flux plus impersonnel, séquencé et surtout plus ou moins manipulable. La connexion remplace la conversation qui leur permettrait de réellement échanger avec l’autre avec les risques que cela comporte. Pour Sherry Turkle, cette évolution n’est évidemment pas un progrès. Elle constitue même une menace dans la mesure où elle nuit au développement personnel des adolescents. Ils ne savent plus rester seuls et pour Sherry Turkle, c’est la capacité à la solitude et à l’autoréflexion qui permet entre autre de se construire.
Vue sous cet angle, l’intimité au sein de la société digitale n’a plus le même sens. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si le digital n’est pas justement pour toute cette nouvelle génération la condition de possibilité d’une intimité plus réelle que jamais : en rendant possible la maîtrise de la relation à l’autre mais aussi la création de masques, d’avatars, bref, d’une infinité extémités possibles, le digital donne à l’intériorité à la fois une protection naturelle et une expressivité riche et interactive. En effet, d’un côté les extimités constituent la meilleure protection possible dans la société digitale ouverte et transparente. Et de l’autre, les individus existent davantage dans ces simulacres que dans la solitude d’une l’intimité qui leur fait peur.
En définitive, la génération d’internautes (notamment les Z et les Y) a-t-elle tout simplement envie et/ou besoin d’intimité dans le sens classique du terme ? Est-ce le digital qui fait disparaître l’intimité ou plutôt la peur de l’intimité qui nous incite à apparaître et disparaître dans les flux du réseau ? Au sein de la société digitale, l’intimité se virtualise dans le sens philosophique du terme. Le virtuel ne s’oppose pas tant au réel qu’à l’actuel, au passage à l’acte, au fait même de se réaliser. Le virtuel désigne ce qui est en puissance et ce qui est susceptible de s’actualiser. Dans la société digitale, l’intimité est virtuelle dans la mesure où elle est la source d’extémités possibles et la protection ultime de l’intériorité profonde. Socrate critiquait à son époque l’écriture parce qu’elle allait faire disparaître la mémoire et avec elle la capacité de penser. Aujourd’hui, il ne faut peut-être pas sombrer dans la même inquiétude avec internet. Le digital rend peut-être tout simplement possible une nouvelle forme d’intimité. A nous tous d’en apprivoiser les nouveaux codes !