Deux articles récents dans Le Monde Magazine m’ont interpellé. Le premier porte sur le livre de Franck Frommer autour de la « pensée Power Point ». Le second présente une analyse très critique de Facebook.
Ces deux articles me semblent assez représentatifs d’une certaine pensée qui ne voit dans l’émergence de toute nouvelle technologie que ses aspects négatifs, ses usages pathologiques ou frauduleux, ses conséquences catastrophiques voire apocalyptiques.
Pourquoi se complait-on ainsi à critiquer des dispositifs qui ne sont ni bons ni mauvais en soi ? Comment se fait-il qu’une partie non négligeable des intellectuels n’arrive pas à saisir les opportunités que constituent ces technologies et se concentre de manière caricaturale sur l’énumération des menaces qu’elles constitueraient ?
Je trouve ces critiques stériles parce que ces assertions visent essentiellement l’outil en tant que tel et non les usages que l’on en fait. Certes, ces usages peuvent être bons ou mauvais. Certes, Power Point et Facebook peuvent être utilisés de manière maladroite, abusive ou malsaine. Certes, il convient de ne pas se contenter de Power Point pour communiquer dans une organisation et de Facebook pour dialoguer entre amis. Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Doit-on condamner l’écriture et l’imprimerie à cause de Mein Kampf ? Comme l’écrit l’urbaniste et philosophe Paul Virilio, chaque nouvelle technologie a apporté son lot « d’accidents ». Mais doit-on interdire les moyens de transports à cause des morts engendrés par les accidents des différents véhicules ?
A chaque fois qu’une nouvelle technologie est apparue, elle a fait l’objet de critiques ridicules : la vitesse du train à vapeur (30 km/h…) écraserait les poumons des voyageurs ; l’unique intérêt du téléphone est dans la diffusion des opéras, l’imprimerie supprimera le métier d’enseignant, IBM ne vendra que 3 ou 4 ordinateurs dans le monde… Toutes ces critiques ont été portées par des auteurs qui ne comprenaient pas grand-chose à ce qu’ils critiquaient ou qui avaient une vision particulièrement conservatrice du monde.
La critique des NTIC me rappelle évidemment la critique socratique de l’écriture dans Phèdre de Platon : l’écriture « produira l'oubli dans l'âme de ceux qui l'auront appris, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l'écrit, c'est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu'ils feront acte de remémoration. ». Si Platon avait écouté Socrate, nous ne saurions même pas que Socrate a existé !
Dans les articles cités, 2 nouvelles technologies de l’information et de la communication sont critiquées : le logiciel de Microsoft Power Point et Facebook.
Power Point est un outil. C’est un logiciel qui sert à présenter de manière synthétique et visuelle des informations en vue de prendre des décisions. Nous sommes ici dans une démarche de communication purement utilitariste et pragmatique. Il ne s’agit pas de « penser » avec Power Point mais de synthétiser des données, des idées et/ou des processus en vue de partager, d’échanger et de décider. Cet outil n’a jamais été présenté comme un dispositif permettant de réfléchir, de révéler l’être des choses ou de dévoiler une vérité quelconque. Si certains individus ou certaines sociétés en abusent, c’est moins à cause de l’outil lui-même qu’en raison d’injonctions organisationnelles essentiellement liées à l’optimisation de la productivité. Faire de Power Point une icône de ces injonctions et/ou la cause d’un soi-disant appauvrissement de la pensée me semble une erreur grotesque. Dans cette critique, Power Point est un prétexte, une tête de turc. Franck Frommer aurait mieux fait d’aller plus loin dans sa pensée et de critiquer directement les conditions dans lesquelles sont réalisées aujourd’hui la plupart des travaux « intellectuels » des cadres et des consultants…
Il n’y a pas eu à ma connaissance de critique du « transparent », du « graphe », du « plan »… tous ces supports de communication servent pourtant également à synthétiser des informations et à les représenter de manière simple et compréhensible. C’est d’ailleurs leur principal intérêt : re-présenter de manière simple une suite d’idées ou une parcelle de réalité. La carte n’est pas le territoire : représenter implique nécessairement une sélection, une simplification et une réduction de la réalité.
Power Point permet de réaliser un document électronique (PPT) constitué d’un ensemble animé de « slides ». Le logiciel permet de produire cet ensemble très simplement et relativement rapidement. Les slides eux-mêmes (lorsqu’ils sont bien conçus) constituent un document parfois ludique, pédagogique et structurant. Ce n’est ni Power Point, ni les « slides » qui sont critiquables mais l’usage abusif ou maladroit que l’on peut parfois en faire.
Franck Frommer regrette « la note ». C’est vrai que la note de synthèse fait encore partie des examens d’entrée dans la plupart des administrations (sic). Il serait selon moi judicieux d’y introduire également l’apprentissage de la production de PPT intelligents ! Certes, la note permet sans doute mieux qu’un PPT de développer une argumentation, d’avoir un fil rouge, de confronter des opinions contraires. Mais dans la majeure partie des cas, ce n’est pas ce que l’on attend d’une présentation Power Point ! La note et le PPT sont complémentaires. Si maintenant il y a plus de PPT que de notes dans les entreprises et les organisations, c’est que le PPT répond simplement davantage au contexte et aux finalités pour lequel il est produit. Il ne s’agit pas de philosopher mais bien de donner à voir un ensemble synthétisé, ordonné et visuel de données. Il s’agit bien de fournir des éléments destinés à agir. La note le fait à sa manière et elle me semble plus appropriée pour développer des argumentations complexes. De son coté, le PPT est largement suffisant dans 90 % des cas !
Ce qui m’embête en définitive dans cette critique, c’est une certaine forme latente d’élitisme intellectuel bien français ! Le PPT est à la note ce que la fiche est à la dissertation. Le PPT a permis dans les organisations de démocratiser l’usage et l’accès à la structuration et à la présentation sommaire des informations. Il ne va certes pas aussi « loin » que la note mais il est suffisant dans la majeure partie des cas. Ici plus qu’ailleurs le mieux est l’ennemi du bien.
La seconde technologie critiquée dans Le Monde Magazine du 9 octobre est Facebook.
Dans l’article sur Facebook, le journaliste relate les critiques de la plateforme sociale énoncées par plusieurs intellectuels ou personnalités dont les fondateurs de Netwibes et de Skyblog. Ces deux derniers ont évidemment pas mal de raisons de critiquer le nouveau leader tout puissant du web : s’ils avaient pu créer Facebook avant Zuckerberg et profiter de l’aubaine d’avoir 500 millions d’adhérents, ils ne diraient surement pas la même chose !
Les critiques de Facebook portent essentiellement sur deux sujets : l’appauvrissement de la pensée qu’il entrainerait (ne parlons pas de ceux qui utilisent à la fois Power Point et Facebook …) et le risque qu’il représenterait pour la vie privée (Facebook est le nouveau big brother !).
Tout comme pour Power Point, on voit dans Facebook la cause « d’un nouveau stress » (Tariq Krim), d’un « syndrome de déficit d’attention chronique » (Tariq Krim), d’une production mondiale de « trivialités » (Nicholas Carr), bref d’un abrutissement généralisé des nouvelles générations. Cela fait des siècles que la bataille des anciens et des modernes dure, on voit qu’elle n’est pas prête de s’éteindre. On peut également rapprocher ces critiques de celles que l’on faisait contre la masturbation au XIXe siècle…
Les Fabookiens seraient de pauvres hères stressés dont ce qu’il reste de conscience n’arriverait à rien d’autre qu’à zapper d’une ineptie à une autre. Drogués à leur flux, ils seraient noyés dans une diarrhée discontinue d’imbécilités multimédia provenant de pseudos amis disséminés aux quatre coins d’une planète devenue décidemment trop petite.
Mais ce n’est peut-être pas le pire ! Le pire, c’est que sans s’en rendre compte, ils se livreraient corps et âme aux autres. Ils abandonneraient leur vie privée aux réseaux. Ils étaleraient sans vergogne leurs goûts, leurs idées, le fil de leurs journées aux millions d’autres facebookiens avides et insatiables de données privées ! Facebook, en abolissant la frontière entre le privé et le public, serait un danger pour la démocratie et un allié objectif de toutes les organisations qui scrutent le comportement et le cerveau des citoyens du monde (NSA, CIA, le détective privé du coin, le mari de votre maitresse, etc.).
Comme pour Power Point, ces critiques ont du sens si elles sont confrontées aux bénéfices que ces technologies apportent également. On peut évidemment utiliser Facebook de manière pathologique, y rester scootché des heures entières ou l’utiliser pour de l’espionnage conjugal. Pour autant, là encore les critiques données dans l’article me semble faciles et caricaturales.
Comme pour toute technologie, Facebook nécessite d’apprendre à s’en servir. Il faut apprendre à la maitriser. Il faut apprendre à la dompter. Sinon, c’est elle qui nous dompte !
Bien sûr il y a beaucoup d’inepties sur Facebook ! Mais comme dans n’importe quel café du commerce. C’est un lieu public dans lequel se déroulent des conversations entre des gens. Si les conversions ne sont pas à la hauteur des exigences des intellectuels qui critiquent Facebook, ces derniers n’ont qu’à se plaindre du niveau général de la population mais pas de l’outil qui permet à cette population de dialoguer. Ou alors fermons également les cafés du commerce ! On voit où se type de raisonnement peut facilement amener…
Concernant le risque pour la vie privée, plusieurs chercheurs tels que Danah Boyd, ont montré que les jeunes avaient tout à fait conscience des risques à trop en dire sur leur « mur ». Ces études ont également montré que les jeunes usagers maitrisaient complètement les différents paramètres permettant de protéger le contenu qu’ils y déposent. Pour la génération des 13-20 ans, Facebook est plus « privé » que leur espace de vie familial ou la cours de récré… Ce n’est pas parce que quelques individus ont utilisé de manière maladroite Facebook qu’il faut le condamner. Il serait plus intéressant de former les usagers (notamment les plus âgés) à bien l’utiliser !
Ce qui est en jeu dans la critique de ces deux technologies, au-delà des intérêts purement économiques, c’est le poids que l’on accorde à l’influence des technologies sur la culture et la pensée. Plusieurs chercheurs (Jack Goody, Marshall McLuhan, Pierre Levy…) venant de différentes disciplines (anthropologie, sociologie, philosophie…) ont montré comment les technologies d’archivage et de diffusion de l’information pouvaient impacter la culture d’une époque. Le passage de l’écriture idéographique à l’écriture alphabétique a permis l’avènement de la démocratie dans la Grèce antique. L’invention de l’imprimerie à permis la diffusion de la Bible et donc la Réforme et le capitalisme au XVIe siècle. Chaque NTIC a profondément bouleversé la société de son époque. La question est maintenant de savoir quels bouleversements apportera l’émergence de la société numérique. Ces changements sont en cours pour le meilleur et/ou pour le pire. Optimiste de nature, je crois de mon coté que les conséquences positives seront largement supérieures aux conséquences négatives.
Les critiques de Power Point et de Facebook exposées dans ces deux articles me semblent donc franchement exagérées voire hors propos. On peut notamment regretter le manque de recul de la part des journalistes du Monde Magazine qui livrent en pâture ces outils sans donner la parole à des contradicteurs. A tel point que je me demande si les journalistes du Monde Magazine n’utilisent pas Power Point pour rédiger leurs articles ;-)